A l'hôpital de Starlight Shores, une jeune adolescente dormait paisiblement.
Cela faisait longtemps qu'elle restait allongée sur ce lit, à dormir. Le personnel de l'hôpital la surnommait "La Belle au bois Dormant". En effet, elle avait été frappée il y a de cela dix ans par un terrible venin qui lui avait retiré toute joie de vivre.
La mort.
Elle avait frappé toute sa famille. Il ne lui restait plus rien. A part ce lit inconfortable, et ces quelques vêtements qu'on lui avait généreusement offerts.
Il y avait aussi cette femme, qui se disait être sa mère. Tous les jours, elle restait au chevet de sa supposée fille, à la regarder dormir.
Parfois, elle allait manger, parfois, elle allait boire, parfois, elle allait dormir.
Mais jamais elle ne sortait, et surtout, jamais elle ne parlait.
Elle était devenue muette lorsque ce tsunami s'était abattu sur la ville, il y a de cela dix ans, lui enlevant toute sa famille; sauf cette fille. On lui avait retiré son mari, qu'elle chérissait plus que tout au monde, et ses deux autres enfants.
Peut-être aurait-il mieux fallu qu'elle perde la vie, elle aussi.
Cassandre, tel était le nom de l'adolescente, se levait rarement. Elle ne mangeait que très peu, ou alors, ce n'étaient que des fruits dispersés ça et là dans l'hôpital, qu'elle récupérait avant de les ingurgiter.
Mais, sa principale occupation était les pleurs. Chaque jour, chaque heure, elle se levait, et pleurait. Comme si son corps était réglé pour se lever toujours aux mêmes moments; comme si elle ne pensait qu'à ça; comme si rien d'autre au monde ne comptait.
Ce jour-là fut particulier. Elle voulut chercher du réconfort auprès de sa mère. Lorsque celle-ci se leva de son éternel fauteuil, elle sauta dans ses bras. Et elle pleura.
Peut-être s'attendait-elle à ce qu'elle la caresse, qu'elle l'embrasse, qu'elle lui parle, surtout. Qu'elle lui fasse oublier tout ce qui la tracassait. Qu'elle soit une mère présente pour sa fille, certainement.
Mais elle n'eut rien de tout cela. Rien qui ne laissait supposer que cette personne pouvait être sa mère, aucun mot, aucune consolation, aucun signe d'amour, aucun sourire. Le néant, le blanc, l'absence, le vide. Rien.
Au sortir de cette étreinte, elle leva les yeux au ciel, en direction de sa mère. Elle la regarda d'un air de défi, déterminée. Mais l'adulte ne broncha pas, et l'ignora. Elle se contenta de baisser les yeux.
Soudain, Cassandre craqua.
- Mais putain Maman, j'en ai marre de tout ça, tu m'entends ? Marre de chez marre ! Je peux plus supporter ce que tu me fais vivre, tu peux comprendre ça ? Ça fait dix ans que j'ai pas parlé à ma mère, que je l'ai plus vu sourire, ça fait dix ans que je me suis pas amusée, dix ans que je suis en train de pourrir dans cet hosto de merde ! Dix ans que tu fais que penser à Papa, à Matthis, à Kathleen ! Et moi, alors ? J'existe plus ? Je dois faire quoi ? Me suicider ? C'est ça que tu veux ? Hein ? Réponds, putain ! Je m'en bats les couilles de cette foutue vague ! Parle ! Parle, dis-moi ce que tu penses ! Dis-moi pourquoi, pourquoi tu fais ça !
Cerise resta muette, fidèle à ses engagements. Cependant, ses yeux trahissaient de la stupeur. Elle ne supportait pas de voir sa fille, son bébé, son corps, sa vie, se mettre dans des états pareils. Elle ne l'avait jamais vue ainsi, vulgaire et énervée.
Cassandre avait toujours été le contraire de sa soeur Kathleen : une jeune fille calme, obéissante, et polie. Mais elle avait huit ans la dernière fois. Aujourd'hui, elle en avait dix-huit. Comment ne pas changer de caractère en dix ans ?
- D'accord, j'ai compris, renchérit Cassandre. Tu peux me dire adieu, Maman. Je me casse de cet endroit merdique.
Elle n'emporta rien, ne regarda plus Cerise, et sortit en claquant la porte, laissant une mère désemparée ne sachant que faire.
Elle alla à la plage. Était-ce un bon choix ? Elle ne le savait pas. Et peu lui importait. Elle voulait juste être seule un moment, à écouter le bruit ruisselant des bouées qui tanguait doucement sur l'eau calme.
Tant de souvenirs remontaient lorsqu'elle était sur cette plage. Elle se souvenait encore de ce jour où elle était venue là avec toute sa famille. Il y avait elle, son père, sa mère, son frère et sa soeur. Mais il y avait aussi Leïla, Emeric, Benjamin et leurs enfants, Bérangère et Rose-Marie. Tous avaient péri dans le tsunami qui avait ravagé la ville ce jour-là. Il ne restait plus qu'elles.
Ce jour-là, le vent soufflait fort aux côtes, mais cela n'importait que très peu la petite famille, qui avait décidé de passer un moment ensemble à la plage. Ils jouèrent toute la journée, certains se baignèrent, d'autres bronzèrent sur les chaises longues. Tout le monde s'amusa, et personne ne se plaignit du mauvais temps. Au moins, ils étaient seuls et avaient toute la plage pour eux.
Mais, à dix-huit heures vingt-trois précises, alors que tout le monde s'apprêtait à rentrer chez lui, la mer se retira.
Affolée, toute la famille se mit à paniquer. On courra partout, sans rester ensemble. Cassandre et Cerise partirent devant, les autres s'éparpillèrent de tous côtés en cherchant à échapper au désastre.
Mais ils ne furent pas assez rapides. La vague arriva à une vitesse phénoménale. La mère et la fille avaient réussi à s'échapper, mais ce ne fut pas le cas des autres. Tous périrent.
Cela s'était passé dix ans jour pour jour auparavant. Une larme coula sur la joue de l'adolescente, qui se remémorait une énième fois ces mortels instants. Elle fondit en larmes.
A ce moment-là, elle entendit, derrière elle, une voix qui l'appelait...
- Cassandre, relève-toi...
C'était Cerise. Elle descendait solennellement les escaliers, dans une tenue certainement trop chaude pour la saison.
Mais elle l'avait fait. Elle avait parlé.
- Maman, casse-toi de là, je veux pas te parler. Je veux parler à personne.
- Ma chérie...
- Tu deviens sourde ou quoi, merde ! J'ai dit que je voulais pas te parler ! Tu peux attendre une heure, non ?
- Mon coeur, j'ai déjà attendu dix ans. Je supporterai pas d'attendre, ne serait-ce qu'une minute de plus. Je dois te parler. Maintenant. Après, ce sera trop tard...
Cassandre hésita, puis se leva. Son premier réflexe fut de se jeter dans les bras de sa mère.
- Maman, je suis désolée... J'aurais pas du faire ça, je m'en veux trop, si tu savais...
C'est de l'histoire ancienne, ça, tu sais.
- Ma chérie... Je dois te demander quelque chose. Je t'en supplie, je ne veux plus te voir à longueur de journée en train de pleurer ou de dormir. Je veux te voir sourire, rire, sortir... Je veux que tu redeviennes la petite fille innocente que tu étais avant... Je veux que tu oublies la mort de notre famille... Je veux que nous fassions notre deuil.
- C'est trop tard... Je me sens pas de le faire... En dix ans, on n'a jamais réussi, alors à quoi bon essayer maintenant ? En quoi ça nous avancerait ?
- On n'a jamais réussi, parce qu'on n'a jamais essayé. Pendant dix ans, on est restés dans cet hôpital à ne rien faire. Il faut qu'on se bouge, qu'on recommence à sortir, à voir des amis... Je sais que ça va être dur, mais il faut qu'on le fasse à tout prix. Fais-moi confiance...
- Je te fais confiance, Maman. Je te le promets. Je ne pleurerai plus. Je vais faire mon deuil. Je t'aime.